L’HISTOIRE DE CRASS
[Punk 70-80’s] Extraits du livre de George Berger (Rytrut 2016)
Extrait (p.36): Les premières années à la Dial House se révélèrent bien conventionnelles comparées au mode de vie alternatif qui y sera ensuite expérimenté. Penny y habita seul durant les trois premiers mois, bien que Gee lui rendît visite régulièrement. Deux collègues de son école vinrent ensuite le rejoindre: Mick Linnister et Pat Collins, respectivement professeur de poterie et intendant. Ils restèrent jusqu’en 1970 – l’année où Penny perdit ses illusions concernant l’enseignement et tout ce qui est trop conventionnel en général. (…) Quand Penny leur demanda de déménager, ils acceptèrent sans rechigner. « J’adorais l’idée d’un endroit où les gens puissent venir partager leurs histoires, être hébergés pour la nuit et repartir. J’imaginais que si je créais un tel endroit, les visiteurs pourraient s’en inspirer pour faire quelque chose de similaire ailleurs; et que quarante ans après, il existerait des centaines de lieux du genre à travers l’Angleterre. Ce qui permettrait de se balader de l’un à l’autre, pourquoi pas à pied, et constituerait une sorte de communauté fonctionnant au sein même de la société. »
Extrait (p.85): « Après quelques temps, Gee signala à Bernhardt qu’un groupe venait de s’installer à Epping et qu’ils avaient besoin d’un bassiste. Celui-ci dégota une basse auprès de son ancien groupe, Firebird, et rejoignit Poison Girls. Une semaine après, ils étaient en studio et enregistraient Piano Lessons, leur premier single. Alors que Ceres Confusion avait « cessé d’ennuyer le monde », selon les propres mots de Penny, Bernhardt et lui se mirent à parler de monter un nouveau groupe ensemble, quelque chose de plus théâtral. Sue Lothian – une femme qui réapparaitra quelques trente années plus tard et qui achètera la Dial House pour ses habitants lorsque la maison sera mise aux enchères – exprima son envie de participer au projet. L’idée était de réunir Penny Rimbaud et une chanteuse qui n’était pas encore définie, et de faire quelque chose de plus « flamboyant » comme l’explique ce dernier. « C’était à la même période que le Bromley Contingent, en 1975-76, et l’idée était d’en être le reflet. » Divers noms furent proposés, dont les Bohèmes et Malade Imaginaire, mais avant que cela ne devienne définitif, un jeune punk allait revenir à la Dial House et changer tous les plans. »
Extrait (p.132): « Steve se souvient de l’ambiance qui régnait à l’époque: « Pete avait commencé à écrire des chansons et moi à écrire plus de textes, comme celui de So What. De toute évidence, les choses devenaient plus sérieuses. Cela n’avait rien à voir avec l’ultimatum que Penny nous avait posé, mais il était tout simplement temps pour nous de faire un choix: soit nous croyions en ce que nous faisions, soit nous perdions notre temps en futilités, auquel cas Penny quittait le navire et il nous fallait trouver un autre batteur. Nous avons commencé par nous dire qu’il fallait arrêter la fumette avant de monter sur scène et qu’il fallait s’en tenir à l’alcool. Et puis, on a vite réalisé qu’il valait mieux également laisser tomber la picole, car nous faisions tous vraiment n’importe quoi. Enfin, tous sauf Pete. » (…) Phil Free: « Je ne me souviens pas qu’on ait décidé un beau jour de devenir un groupe sérieux en s’asseyant tous autour d’une table. Mais on a commencé à se dire que bon, on n’allait pas passer notre temps à nous bourrer la gueule. » Il se rappelle que les prestations scéniques du groupe se sont progressivement améliorées: « En veillant tout d’abord à ce qu’il ne manque plus de cordes à la guitare, puis en étant accordés, et finalement en commençant à jouer en même temps – ce qui ne garantissait pas que nous finissions tous ensemble pour autant. » Le nouveau Crass prit son essor en partie parce que les femmes s’y investirent plus activement. »
Extrait (p.184): « La pochette du disque arborait fièrement une phrase indiquant son prix de vente (« Ne payez pas plus que 45 pennies »), preuve pour les plus sceptiques que la politique de prix que Crass avait inaugurée avec The Feeding of the 5000 n’était pas un coup de pub. Cette fois, c’était vraiment du sérieux. Et comme le groupe perdait de l’argent sur chaque disque vendu, c’était également une bien belle façon d’y laisser ses économies. Plus le disque se vendait, plus les finances du groupe en prenaient un coup. Un tel valeureux fait d’arme artistique n’était partagé que par eux et par New Order. Et l’un comme l’autre avaient les lus pures des intentions, comme l’explique Penny Rimbaud concernant Crass: « Je considérais que c’était le prolongement de notre fortune. Nous avions la chance de vendre des disques, d’avoir un faible loyer et de pouvoir vivre sans avoir à trop dépenser. C’était notre façon de partager cela avec les gens. Je nous voyais comme la proue d’un navire pourfendant un océan de merde. »
Extrait (p.219): « Que Crass aient été ou non des « hippies », Steve Ignorant affirme en tout cas qu’ils n’avaient jamais considéré la Dial House comme étant une communauté. « Ca, c »était la pire des insultes… Pete Stennett (Small Wonder) avait dit à Graham Lock (NME) que nous vivions tous ensemble dans une communauté. Mais ce n’était pas le cas. On habitait juste ensemble dans une maison. Si tu parles de ‘communauté’, j’ai l’impression de voir une femme enceinte se baladant seins nus et avec des putains de sandalettes aux pieds – puis des clébards en laisse, des tipis et tout le toutim. » Ce sujet le fait sortir de ses gonds: « Des plumards alignés dans un dortoir, avec des couvertures grisâtres et striées de rouge. Tout le monde qui se lève pour préparer le soja pour la ration quotidienne de tofu…Alors non, nous ne vivions pas dans une foutue communauté ! Il s’agissait d’une maison dans laquelle nous vivions et prenions nos repas ensemble. » L’argent était cependant mis en commun, ce qui est indubitablement l’un des points techniques pouvant définir la vie en communauté. Steve Ignorant: « Le seul qui avait un compte en banque était Penny Ribaud. Tout l’argent de Crass était donc tout naturellement versé dessus, avant de nous être redistribué. Au début, on ne savait pas trop quoi faire de ce fric. Ce n’était pas bien vu d’avoir de l’argent à cette époque. Alors on se demandait bien comment on allait faire pour s’en débarrasser ?! Chacun d’entre nous avait une indemnité de 500 livres par an. Je me souviens d’avoir eu le sentiment d’être riche avec ça! Ca faisait 10 livres sterling par semaine! »
Extrait (p.259): « Durant tout le temps où le lieu exista, il y régna une tension compliquée entre les vieux anarchistes et les anarcho-punks. La faction punk organisait des concerts tous les dimanches, avec six groupes pour une livre sterling, tandis que le Puppy Collective faisait tourner un bar dont les bénéfices étaient réinvestis pour acheter de la nourriture destinée à être redistribuée gratuitement. Steve Ignorant: « Je détestais cet endroit. J’y ai peut être été deux fois, et ce que je n’aimais pas était le côté élitiste – tous ces gens assis en rond qui parlaient de Bakounine. Pas question pour eux d’aller au bar, de se taper une bière, de causer de la pluie et du beau temps et d’aller ensuite se mater un film anarchiste ou autre chose. Non, c’étaient des discussions sans arrêt. Je n’aimais pas leur façon de parler, je n’aimais pas leur façon de me regarder. J’avais le sentiment que ce projet ne fonctionnait pas et je regrette qu’on y ait été impliqués, car les gens nous associaient à ce lieu. C’est à cette période que ce truc anti-Crass a commencé, que d’autres groupes ont commencé à avoir des griefs contre nous. Notre temps était révolu. » (…) Le rassemblement de tous les punks – avec toutes leurs différences – sous la bannière hétéroclite de l’anarchisme n’était pas quelque chose qui pouvait fonctionner. Des factions et des petits groupes se constituèrent rapidement et le lieu aurait pu concourir pour le prix de l’hostilité. Il y planait une atmosphère de politiquement correct, comme si les gens cherchaient une forme de stabilité au travers d’un sentiment de supériorité morale. Steve Ignorant: « Les groupes qui nous ont emboités le pas étaient encore plus ‘Crass’ que nous ne l’étions nous mêmes. Ils étaient plus mal fringués et ringards que nous, plus has been et plus déprimés que nous. Ils sont même devenus plus politiquement corrects que nous. Je n’aimais pas la plupart de ces groupes car ils n’étaient que des parodies de ce que nous étions. Certains d’entre eux avait un discours anarchiste trop radical pour moi. J’avais envie de leur dire: ‘Mais bordel, vous êtes trop chiants! Je n’ai pas envie d’aller boire un coup avec des gens qui m’appellent ‘camarade’!
Extrait (p.298): « La guerre des Malouines a non seulement changé la vie des membres du groupe, de leurs amis et de leurs familles, mais aussi modifié la façon dont Crass abordait son art. Penny Rimbaud s’en explique: « A partir de ce moment là, nous avons développé l’idée de la réponse stratégique. Si un évènement se produisait, nous sortions quelque chose le plus rapidement possible. On ne réfléchissait plus en termes de conception ou de qualité artistique. C’est la raison pour laquelle les chansons sont plus amères et plus tranchantes, et plus…. intéressantes d’un point de vue historique. Nous devenions désespérés et nous ne savions pas comment le gérer. C’était comme si jusque là, nous – le mouvement punk – nous sentions en mesure de remporter le combat. Nous pensions tous que quelque chose allait émerger de tout ça. Cette guerre a foutu en l’air cet espoir puis la grève des mineurs qui a commencé juste après n’a fait que confirmer cela. »
Extrait (p.320): « A ce moment-là, un autre sous-genre du punk – qui bien que continuant à brandir l’étendard anarchiste, entendait également remettre en question le caractère par trop sérieux de Crass – commençait à devenir intéressant. Des groupes comme Southern Death Cult, Blood and Roses, Look Mummy Clowns, Brigandage, Hagar The Womb, Rubella Ballet, Flowers in the Dustbin et The Mob délivraient un punk inspiré par ce qui se faisait alors en matière d’anarcho-punk, mais y ajoutaient de la couleur, de la joie et de la fierté. Bien qu’ils n’y prêtaient probablement pas attention (et qu’ils n’en aient peut-être même pas conscience), en comparaison, Crass commençait à paraître terne aux yeux d’une grande partie de son public. Une partie de ce mouvement allait se faire appeler « punk positif » – sous-entendant manifestement que le punk était devenu trop négatif. Et même s’ils allaient commettre les mêmes erreurs que leurs aînés, ils allaient subtilement faire passer les couleurs de la résistance du noir et blanc au Technicolor. Il était clair qu’ils n’allaient pas écouter les Cramps à la Dial House. Ce qui les intéressait par contre, c’était les débats enflammés où l’on pesait le pour et le contre de l’usage de la violence, aussi bien dans les concerts que dans la perspective enivrante d’une insurrection armée. »
Extrait (p.370): « Steve Ignorant continua à écrire des chansons, dont Happy Hour, qu’il jouera avec Conflict et plus tard avec les Stratford Mercenaries. Il se sentait libre de profiter un peu plus de la vie. « C’était génial, on ne me posait plus de questions. On me fichait la paix. Je pouvais mater le cul de la barmaid sans être considéré comme un gros sexiste. Je pouvais ajouter du lait à mon thé sans me faire insulter parce que je n’étais pas vegan. Les choses étaient allées trop loin. Ne plus faire partie de tout ça était un véritable soulagement. Tout était devenu trop prise de tête. (…) Le jour de l’an de l’année 1989, une terrible dispute éclata entre les membres de Crass qui vivaient encore à la Dial House. Cela débuta par une conversation anodine sur le tabagisme et se termina par le déballage de tous les différends qui avaient été « mis de côté » le jour où Crass avait décidé de devenir un groupe sérieux. La frustration et les problèmes de communication qui avaient été réprimés pendant plus de dix années explosèrent en une dispute dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, plus de quinze ans après.